
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs de la Cour,
Je suis le sixième, et je crois le dernier, à intervenir aujourd’hui et pour ce procès, au titre d’une association. Pour l’AfVT, l’Association française des Victimes du Terrorisme, créée en 2009 par des victimes de l’attentat du DC-10, abattu sur le désert du Ténéré en 1989, de l’attentat du Caire en 2009, et rejointes par des victimes de tous les attentats qui nous ont endeuillés depuis 2010.
Pourquoi toutes ces associations ? Pourquoi tous ces gens, ces victimes, ont-ils ressenti le besoin, la nécessité de se retrouver au sein d’une association, voire de les créer ? Voilà la question que je me suis posée pendant ce procès.
Ces associations ne sont ni des clubs, ni des familles, auxquels, on a eu envie d’appartenir, avant l’attentat, c’est évident.
Si toutes ces associations existent aujourd’hui c’est parce qu’elles ont une utilité, certes, mais surtout, parce qu’elles sont une nécessité. Et la première de toutes qui les fonde, c’est qu’elles viennent au soutien des familles, elles-mêmes détruites par l’attentat, du fait qu’un de ses membres, victime directe, n’y trouve plus sa place et qu’elles ne peuvent pas répondre à son désarroi.
Il souffre, elle souffre, tout le monde souffre, c’est ça la famille après l’attentat.
Ce qui m’a frappé, en écoutant les victimes venues à la barre, c’est le nombre de divorces, de couples qui n’ont pas tenu, de familles qui ne fonctionnent plus.
J’ai encore en mémoire cette jeune fille, Kimberley, venue dire qu’elle avait brisé sa famille, suivie de ses parents séparés depuis l’attentat. Son père ayant dit qu’il ne reconnaissait plus sa fille. Sa mère, parlant de l’attentat comme une bombe qui avait impacté toute la famille.
Ce n’est qu’un exemple, mais il est synthétique, des dégâts que génère l’attentat au sein des familles, lorsqu’un de ses membres en est victime. Oui, l’attentat produit les mêmes effets qu’une bombe. Elle touche d’abord l’individu et son onde de choc, à son tour, impacte ses proches, sa famille qui se trouve à son tour abîmée, déformée, lorsqu’un de ses membres ne peut plus être ce qu’il était, ne peut plus tenir la place et la fonction qui lui était auparavant dévolue.
Comment l’expliquer ?
Pour essayer de répondre à cette question, j’ai travaillé en préparant cette plaidoirie, sur le projet de thèse de Madame Julianne KHUN, dont vous a parlé Aurore dans sa déposition, qui se propose d’étudier, dans le cadre de son doctorat à l’Université de Bourgogne Franche Comté, comment le traumatisme d’un attentat vient impacter, « effracter », c’est son mot, la famille.
Et c’est important de le comprendre, parce que pour ces familles qui souffrent, se pose la nécessité d’une prise en charge, innovante, plus efficace, de qualité. De ce côté-là, la recherche est en friche. Il y a encore beaucoup à explorer et beaucoup à comprendre. Pour le présent, mais aussi pour l’avenir. Notamment et surtout sur la problématique du comment poser les mots justes sur la transmission intergénérationnelle du traumatisme qui s’effectue inconsciemment, à notre corps défendant, de toute façon, dans les familles même, mais au sein de notre communauté aussi.
Nous savons que nous sommes mortels a dit le Docteur PENOCHET, mais nous ne savons pas ce qu’est l’angoisse de la mort imminente, tant qu’on ne l’a pas vécue. Toute notre existence consiste à s’en protéger. Mais face au camion, tout s’effondre en un quart de seconde. La mort est là, certaine, devant eux, et place le sujet, face à l’effroi.
Dans cet instant, d’angoisse à son paroxysme, la mort pénètre le psychisme. Par effraction. Violemment. Voilà le traumatisme, qui vient trouer l’âme a dit LACAN, la béance indicible, dont a parlé le Dr WONG, par laquelle s’immisce, tel un parasite, ce corps étranger avec lequel il va falloir vivre : le stress post -traumatique, cette angoisse fondamentale qui va désormais ronger la vie du survivant, celle qui demeure, qui n’est pas morte sur la promenade des Anglais.
- Hypervigilance
- Évitement
- Réminiscence
- Fatigue
- Colère
Autant de symptômes, de manifestations du traumatisme qui finissent par isoler la victime d’un attentat, au sein même de sa famille, au sein même du monde des autres, qui n’ont pas vécu l’attentat, qui vont finir par reprendre le cours des choses, de la normalité de la vie, quand elle, reste bloquée, incapable de passer à autre chose.
Ce blocage isole la victime qui se sent abandonnée, incomprise, elle a honte, culpabilise, se sent jugée, se croit toujours en échec, elle n’ose plus rien dire et se referme sur elle-même. Alors sa souffrance ne peut plus s’épancher. Il n’y a plus les mots pour l’évacuer.
C’est alors que les associations deviennent une nécessité. Qui pallient la famille, au sein de laquelle chaque victime d’attentat va pouvoir se reconstruire, parler sans honte, sans la peur d’être jugée. Elle sait que les autres la comprennent, parce qu’ils ont vécu la même chose, elle peut retrouver au sein de ce groupe, une nouvelle identité.
C’est ce que l’on constate : d’un côté les familles explosent, de l’autre les associations se composent. Il y a bien une relation de cause à effet.
D’ailleurs, c’est ce que vous a déclaré à cette barre le Président de « Life for Nice » :
« Je me suis trouvé une nouvelle famille ! »
Et cette histoire, cet enchaînement, c’est un peu l’histoire de l’AfVT. De ces gens, Guillaume, Danièle, Pierre François, totalement perdus, hébétés, sidérés au lendemain de l’attentat dont ils ont été victimes, directement ou par ricochet, qui se sont réunis, d’abord pour se soutenir. Puis pour accompagner les autres, Chantal, Catherine, Mélanie, Jean-Luc, à leur tour victimes d’un attentat. Et cette famille n’a pas cessé de s’élargir, depuis 2015 notamment. Parce qu’il y a nécessité.
Concrètement, accompagner les autres, pour l’AfVT, c’est intervenir, au plus vite, au plus près, dès que l’on apprend qu’un attentat s’est produit. Parce que c’est immédiatement qu’une victime a besoin de soutien. Dès le 15 juillet à Nice, l’AfVT s’est trouvé des locaux pour accueillir les victimes, pour les aider psychologiquement, juridiquement, matériellement.
C’est immédiatement, mais c’est pour longtemps, aussi, que les victimes ont besoin de soutien. Et en ce moment, même, dans cette salle, il y a des membres de l’AfVT. Pas seulement pour m’écouter, mais aussi tous les jours, pour accueillir et soutenir les Niçois. Et il y a aussi des membres de l’AfVT à Nice assis, aux côtés des victimes, assis dans la salle de retransmission de ce procès.
À force, l’AfVT sait, ce qu’est un procès. L’avant, le pendant et l’après. Et chaque séquence a son importance dans la prise en charge du trauma des victimes.
L’avant, le pendant, je viens de vous en parler. Quant à l’après, quand cette salle sera démontée, que les projecteurs se tourneront vers une autre actualité, lorsqu’elles se retrouveront à nouveau seules, au milieu d’un grand vide, avec leurs difficultés, elles savent, les victimes, qu’elles peuvent compter sur les associations, sur l’AfVT. Parce que c’est la mission qu’elle s’est donnée. À Nice, sa permanence qui n’a pas désempli depuis 2016, ne fermera pas… Ne fermera pas aussi longtemps que les victimes en auront besoin, aussi longtemps qu’elle en aura les moyens.
Et de cela aussi, Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs de la Cour, il faut que je vous entretienne !
Ce que je vous dis de l’AfVT, peut vous faire penser à une multinationale prospère avec ses bureaux secondaires dans chaque ville de France.
La réalité est bien en deçà :
L’AfVT, son Président, son bureau, son conseil d’administration, son groupe justice, ses programmes de soutien aux victimes des autres attentats, ne sont composés et animés que de bénévoles, de stagiaires, élèves avocats qui se succèdent tous les six mois et n’a que deux salariés, une qui se rend tous les mois à Nice, une semaine, pour y tenir cette permanence. Et l’autre salarié qui remplit à longueur d’année des dossiers de subventions, entre deux tâches urgentes pour l’Association.
Parce que, quand je vous dis que l’AfVT sera toujours là aux côtés des victimes… Je passe sous silence la réalité de sa comptabilité, de ses découverts, en attendant la prochaine subvention promise qui n’arrive jamais… Mais qui finit, ouf, par arriver, laissant espérer qu’en septembre, que d’ici six mois, un an, elle ne soit obligée de rendre son tablier, l’AfVT, faute de financement.
En attendant, accompagner les autres, c’est aussi tenter, pour l’AfVT, de prévenir la radicalisation. Des membres de l’AfVT, à cette barre, vous ont parlé du programme d’actions éducatives, auquel ils ont eux-mêmes participé.
C’est Chantal, la maman d’une survivante de l’attentat du Caire en février 2009 qui en a eu l’idée. Professeure de français, elle a obtenu son détachement de l’Éducation nationale afin d’aller à la rencontre des lycéens, des collégiens, à Nice, évidemment, mais dans toutes les académies de France, au soutien des enseignants. Un programme développé sur toute une année scolaire, pour prévenir la radicalisation, démêler les théories du complot, sensibiliser les jeunes aux conséquences du terrorisme, là même où le terrorisme a frappé, là même où de nombreux foyers de radicalisation sont encore bien vivaces, ici et là, dans notre pays.
À Nice, ces rencontres, une vingtaine depuis 2018, ont permis de toucher plus de 400 lycéens et collégiens. Qui connaissent le visage, la voix, le prénom, le nom des victimes du 14 juillet, comme celui d’une victime, que vous avez entendue en visioconférence depuis Buenos Aires ; comme celui d’une autre victime, orpheline de sa mère et dont le père a été gravement blessé ce soir-là, comme celui d’une victime qui avait 13,5 ans lorsqu’elle a perdu sa jumelle sur la promenade des Anglais. Je suis certain que vous n’avez pas oublié son témoignage, leurs témoignages, Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs de la Cour.
Qui connaissent les victimes, j’ai dit, mais qui connaissent aussi des professionnels du droit. Avocats de l’AfVT, nous sommes plusieurs, qui ne refusent pas, bien sûr, d’accompagner des victimes d’attentats dans les établissements scolaires pour expliquer le fonctionnement d’un procès, depuis l’instruction, jusqu’au jugement. Et cette année, entre autres professionnels du droit, c’est le procureur François Molins et le Président Jean-Louis PERIES, tour à tour, qui ont accepté de rencontrer des élèves, à la demande de Chantal, professeure.
J’espère qu’en temps voulu, si vous recevez son invitation, vous ne la déclinerez pas Monsieur le Président !
Dans le cadre de ces actions éducatives, Chantal est venue, avec une classe, l’an dernier, assister au procès de première instance dans la salle de retransmission à Nice, comme elle le fait à Paris pour d’autres procès. Parce que c’est important pour ces jeunes qu’ils viennent voir comment se rend la justice dans notre pays, qui est un État de droit, et qu’ils comprennent ce que cela signifie, notamment, s’agissant des droits de la défense, fondement d’un procès équitable.
J’ai dit l’an dernier parce qu’il a été impossible cette année, pour Chantal d’entrer avec une classe dans la salle de retransmission, à Nice, trop petite, pleine à craquer de parties civiles, seulement 96 places prévues dans cette salle pour suivre ce procès dans la ville où cet attentat a été perpétré. Voilà ce qui a été dévolu aux victimes qui n’ont pas pu venir à Paris. Et c’est encore une violence qui leur est faite. Comme c’est à mes yeux un non-sens, aberrant, que ce procès se tienne ici, et non là-bas.
Ma consœur, Océane DUFOIX, vous en a parlé avant moi, certaines victimes ont déjà avancé 1 000 € pour suivre le procès à Paris et, je ne voudrais pas les désespérer, mais j’ai défendu les collègues de Samuel Paty, en décembre dernier. Je les ai rencontrés, hier, et je leur ai demandé s’ils avaient été remboursés de leur frais. Aucun n’avait reçu le moindre commencement d’un remboursement. Encore une violence qu’il leur est faite, encore un scandale à dénoncer. Mais, c’est une autre histoire, une plaidoirie, qu’il me faut abandonner pour l’instant.
Programmes de prévention de la radicalisation dans les établissements scolaires mais aussi, actions dans les prisons avec Georges, aujourd’hui administrateur de l’AfVT, qui a perdu sa fille Lola au Bataclan.
En septembre 2021, alors même que s’ouvrait le procès des attentats du 13 novembre 2015, à la demande du Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation, celui-ci a accepté de se rendre à la maison d’arrêt de Nanterre, à la rencontre des détenus.
De se rendre à la Maison d’arrêt de Nanterre à la rencontre des détenus, avec Azzedine, le père d’un des trois terroristes qui ont pris d’assaut le Bataclan, là-même où la fille de Georges, Lola, a perdu la vie.
Ces deux pères sont tombés dans les bras. Ils ont écrit un livre ensemble.
Depuis, Georges , toujours accompagné d’Azzedine ou de Lydie , la mère d’une Djihadiste morte en Syrie, dont elle a récupéré les enfants, ou encore avec le père d’un autre djihadiste, mort en Syrie lui aussi, qui a récupéré, l’ainé de ses petits-enfants, s’est rendu dans quatorze prisons, à travers la France, toujours à la demande des SPIP. Il ne refuse jamais.
Prévenir la radicalisation,
Remettre dans l’humanité ceux qui en désespéraient,
Montrer notre humanité.
Réintégrer les victimes dans la communauté des humains.
Mais aussi transmettre nos valeurs. Liberté, liberté d’expression. Laïcité. Expliquer que la République n’est pas contre l’Islam, n’est pas contre les religions, au contraire, elle les protège, en permettant à chacun de vivre sa foi, dès lors qu’on ne cherche pas à l’imposer aux autres en la sortant de la sphère privée.
Lorsque je vous parle des actions de Georges avec Azzedine, Lydie , Jean-Marc , côte à côte dans les prisons, c’est aussi à ces hommes, dans le box et à leurs familles détruites, saccagées, auxquels je pense.
Quelle que soit la décision que vous prendrez dans quelques jours, quelle que soit ce que vous jugerez en votre âme et conscience, de leur implication dans cet attentat, un jour, bientôt ou dans très longtemps, c’est vous qui en déciderez, ils sortiront, vivre parmi nous et il faut bien, d’ores et déjà, penser à leur réintégration.
Ce procès se termine, mais la vie continue. Les victimes et leurs familles constituent une cohorte qui longtemps, survivra. Il ne faut pas qu’on les oublie. Et l’AfVT ne les oubliera pas. Mais il faut aussi que toute la société s’en souvienne pour transmettre leur expérience, comment prendre en charge les autres victimes qui viendront hélas, encore par milliers hanter les nuits des générations à venir, j’en ai bien peur, Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs de la Cour, à l’aune des horreurs que nous a servies le siècle dernier et que nous sert encore le premier quart de celui-ci.
C’est une bien pessimiste conclusion que je vous livre.
Mais à voir le déroulé de ce procès, la sérénité de ses débats, la sérénité avec laquelle se rend la justice, le fonctionnement de notre État de droit, dans la résilience des victimes et de leurs familles, dans la résilience de notre communauté nationale, dans les actions de Chantal et de Georges, avec l’AfVT, je garde espoir, Monsieur Le Président, Mesdames, Messieurs de la Cour.