
Monsieur le Président,
Mesdames, Monsieur de la Cour,
Je me présente à cette barre devant vous, d’abord pour l’Association française des Victimes du Terrorisme, que j’ai l’honneur de représenter, avec Maître Philippe SOUSSI.
De l’AfVT, à cette barre, Monsieur, je crois, vous a tout dit, et il est difficile de plaider derrière lui sans le paraphraser, sans répéter ce que vous avez, j’en suis certain, toujours en mémoire.
De sa création par des victimes et de ses missions.
Au lendemain de l’attentat, dès le 15 juillet, quand d’autres se retrouvaient sur une plage privée ou ne savaient même pas qu’un carnage s’était produit la veille dans leur ville, des membres de cette association étaient déjà sur place ; ils s’y sont rendus immédiatement, pour venir en aide à tous ces gens pour lesquels la vie se brisait, le monde s’effondrait. Être victime d’un attentat… hélas, les membres de l’AfVT en savent quelque chose. Parce qu’il leur est arrivé la même chose.
Ils savent d’abord que la distinction, entre victime directe et indirecte, peut bien être une distinction juridique, mais en médecine, cette distinction n’existe pas. Par ricochet ou survivre à l’attentat, c’est dans les deux cas, faire l’expérience psychique de la mort, comme vous l’a démontré, juste avant moi, Maître Valentine JUTTNER.
Et les conséquences de cette expérience psychique de la mort, si elles sont à court terme, elles le sont aussi à moyen et à long terme. Elles sont pour toute la vie. Elles créent un fossé définitif qui les sépare du reste des vivants. Qu’au-delà d’une certaine limite, elles seules, les victimes d’attentats, peuvent se comprendre entre elles, s’entendre, parler de leur souffrance, sans en avoir honte, en toute liberté sans avoir peur d’être jugées.
Une des missions de l’AfVT est donc d’être toujours là, aux côtés des victimes, sur le très long chemin de la reconstruction, physique et psychologique, un chemin qui parfois ne s’arrête jamais, dure toute la vie, alors que l’attentat s’estompe peu à peu dans la mémoire collective.
Dans le prolongement des attentats, qui nous ont endeuillés, est venu le temps des procès, comme celui que nous vivons.
D’expérience, toujours, les membres de l’AfVT savent que le procès est un moment essentiel pour les victimes.
Comment pouvaient-ils aider à le préparer au mieux, à le vivre pendant, mais aussi après, lorsqu’au lendemain, le vide se fera autour d’eux ?
C’est de cette préoccupation, qu’au fil des discussions, au cours du procès des attentats du 13 novembre 2015, qu’a germé l’idée d’aller à la rencontre des victimes de Nice en amont de ce procès.
Plusieurs rencontres de « Victimes à Victimes » ont donc été organisées, à Paris.
Mais aussi à Nice, ville que l’AfVT n’a jamais quittée depuis l’attentat, en y créant une antenne avec une salariée, qu’il me faut citer pour la remercier, comme me l’ont demandé les victimes qu’elle a soutenues depuis le 14 juillet 2016.
Il vous a décrit ces rencontres durant lesquelles, des victimes d’attentats dont les procès ont déjà eu lieu, ont expliqué à celles de l’attentat de Nice, comment ils ont affronté un procès de cette ampleur, comment ils s’y sont préparés, comment ils l’ont vécu.
D’expérience toujours, ils savaient que les victimes arriveraient seules, ici, pour assister à ce procès. Alors, depuis le premier jour, des membres de l’AfVT sont là pour accueillir les victimes de Nice, pour les soutenir lorsqu’elles sont venues témoigner à cette barre. Pour décharger un peu de pression, quand cela était nécessaire avant leur témoignage et pour décompresser après, autour d’un café ou d’un repas. Pour qu’elles ne se sentent jamais seules, abandonnées. Et puis, pour déjà, les préparer au grand vide qui va se faire au lendemain du procès, comme vient de le rappeler mon confrère Maître Mehana MOUHOU.
Bien sûr, évidemment, comme tout le monde, ce que veulent les membres de l’AfVT, ce dont ils rêvent tous, c’est que d’autres n’aient plus à souffrir ce qu’ils ont eux-mêmes souffert. C’est qu’il n’y ait plus d’attentats. Qu’il n’y ait plus de victimes.
Alors, pour être dans l’action, pour tenter de faire quelque chose, pour apporter sa pierre à l’édifice, l’AfVT a mis en œuvre depuis 2018 un programme d’actions éducatives, sous la direction d’une professeure de français détachée par l’Éducation nationale auprès de l’AfVT, afin d’aller à la rencontre de lycéens et de collégiens, pour prévenir la radicalisation, démêler les théories du complot, les sensibiliser aux conséquences du terrorisme, là même où le terrorisme a frappé.
À Nice donc. Mais aussi au collège du Bois d’Aulne où enseignait Samuel PATY, là même où il a été assassiné, le 16 octobre 2020.
Vous n’imaginez pas, Monsieur le Président, les horreurs que l’on entend dans les classes. Elles donnent une idée des foyers de radicalisation encore vivaces, ici et là, dans notre pays.
À Nice, ces rencontres, une quinzaine depuis 2018, ont permis de toucher plus de 300 lycéens et collégiens. Qui connaissent le prénom, le nom des victimes, comme celui d’une victime blessée le 14 juillet, que vous avez entendue à cette barre, dans cette salle tous les jours du procès.
Comme celui d’une autre victime qui avait 13,5 ans lorsqu’elle a perdu sa jumelle sur la promenade des Anglais. « Ce n’est pas beaucoup 13,5 ans », vous a-t-elle dit à cette barre, je suis sûr, Monsieur le Président, que vous vous souvenez de son témoignage.
Prévenir la radicalisation,
Remettre dans l’humanité ceux qui en désespéraient,
Montrer notre humanité.
Réintégrer les victimes dans la communauté des Humains.
Ce sont les buts que tente d’atteindre l’AfVT.
Mais aussi transmettre nos valeurs. Liberté, liberté d’expression. Laïcité. Expliquer que la République n’est pas contre l’Islam, n’est pas contre les religions, qu’au contraire, elle les protège, en permettant à chacun de vivre sa foi, dès lors qu’on ne cherche pas à l’imposer aux autres en la sortant de la sphère privée.
Dans le cadre de ces actions éducatives, la professeure est venue assister à notre procès, avec une classe, à chaque fois. À sept reprises, ici à Paris mais aussi à Nice, à l’Acropolis où il a fallu, au début de l’audience que vous l’imposiez, je ne sais si vous vous en souvenez, M. Le Président, en rappelant que les mineurs pouvaient y assister dès lors qu’ils étaient munis d’une autorisation parentale.
En tout, depuis le début de ce procès 7 classes : 2 parisiennes, 2 de banlieue, 2 de Nice, 2 de Menton, ont assisté à ce procès. Parce qu’il est important pour ces jeunes qu’ils viennent voir comment se rend la justice dans notre pays qui est un État de droit et qu’ils comprennent ce que cela signifie, notamment s’agissant des droits de la défense, fondement d’un procès équitable.
Une classe nous écoute en ce moment à l’Acropolis. Et c’est à eux que je veux m’adresser maintenant.
Car, si j’ai posé peu de questions, quand venait mon tour, tout au long de ce procès, c’est que je m’en posais tellement avant… qu’avant même de me lever, j’éteignais mon micro et je restais aussi.
En effet,
Est-ce que ma question va être utile à la manifestation de la vérité ?
Est-ce à moi de porter l’accusation ?
Est-ce que je suis là pour faire la morale à ceux qui comparaissent ? à ceux qui témoignent ?
Est-ce que ma curiosité, par exemple s’agissant de la vie d’avant pour ceux-là en Albanie, ne devait pas, plutôt, attendre d’être Aux 2 Palais, pour l’étancher lors d’une conversation ?
C’est difficile d’être un avocat de partie civile de ce point de vue. Mais de ce point de vue seulement.
Parce que si je n’ai pas posé beaucoup de questions, il y a eu beaucoup de propos, entendus de ce box, à cette barre aussi, qui ne peuvent rester sans réponse. Qu’on ne peut en tout cas laisser dire sans réagir lorsqu’on est un avocat de partie civile.
Pour les élèves qui nous ont écoutés et qui nous écoutent, pour l’Association française des Victimes du Terrorisme, […]
Qui m’ont également honoré de leur confiance en me désignant.
Pour tous ceux dans cette salle ou qui nous écoutent à Nice, je ne peux quitter ce procès sans vous dire combien certains propos des accusés et de certains de leurs témoins nous ont choqués.
Jamais nous n’avions assisté au cours d’un procès terroriste, à une telle banalisation du trafic de stupéfiants. Comme si ce n’était rien. Pas grave. Comme si on pouvait en parler, dans cette salle, comme d’une activité quelconque.
– « Je débutais, Je n’avais pas de structure », nous a dit un accusé, qui nous a même parlé de comptabilité et de « trou dans la caisse ».
Son frère qui nous a expliqué qu’il préférait « lui voir faire ce trafic que de voler les gens ». Et « qu’il valait mieux, le voir faire ça que du trafic d’armes ».
Mais c’est peut-être naïf de le répéter mais c’est aussi grave. La drogue tue autant que les armes. La drogue fait autant de dégâts, de morts, que les armes. Trafiquer des stups, c’est tuer, c’est un crime.
Si jamais nous n’avions assisté, lors d’un procès à caractère terroriste, à une telle banalisation du trafic de stupéfiants, il en est de même du trafic d’armes.
Combien de fois a-t-on entendu un accusé, mais aussi un autre accusé dire qu’ils ne savaient pas que l’assaillant allait se servir de celle qu’ils lui ont vendue, qu’il l’embarquerait dans son camion pour commettre son attentat. Ah, s’ils l’avaient su, juré, promis, ils ne la lui auraient pas vendue ! Comme si on pouvait trafiquer des armes, comme si ce n’était pas grave tant, qu’on ne la vendait pas à un terroriste.
« J’ai fait la plus mauvaise transaction du siècle » vous a même dit un accusé.
Pourtant, encore une fois, et je sais combien c’est naïf de le dire, mais les armes, ça tue. Sans arme, pas de mort. Sans arme, pas d’attentat.
Même dans celui-ci que vous avez à juger, en visioconférence, un enquêteur est venu vous le dire. Sans cette arme qu’avait l’assaillant, ceux, ces héros, qui ont tenté d’ouvrir la portière du camion, peut-être auraient-ils réussi à stopper le carnage si cette arme n’avait pas été pointée sur eux.
Encore une fois, trafiquer des armes, comme vendre de la drogue ce n’est pas « pas grave ». C’est très grave et c’est interdit, même quand on ne les vend pas à des terroristes. C’est inacceptable.
Inacceptable aussi, d’entendre un accusé dire qu’en sortant de prison, « il n’a pas d’autres solutions que de dealer en bas de chez lui « pour s’habiller comme tout le monde et pour aider sa mère ».
Pour un peu, je lui aurais bien demandé, quelles marques étaient ses préférées ? Pour ses pompes notamment, passez-moi l’expression, plutôt Nike ou Adidas ? Et pour la couleur ? Orange comme celle de l’assaillant lorsqu’il mitraillait les terrasses de Paris, le 13 novembre 2015 ?
Non, ce n’est pas vrai qu’il n’y a pas d’autres solutions que de trafiquer, dealer, voler. Quel que soit le déterminisme social, quelles que soient ses origines, on peut ne pas être « matrixé » par son quartier, comme l’a dit un accusé. On peut chevaucher sa vie pour en changer le cours.
N’est-ce pas ce qu’a fait son propre père ? Se lever tôt, travailler dur, prendre sa place dans la société, prendre de l’argent, sans passer par la case prison ? Tout le monde n’a pas la chance d’avoir un père entrepreneur… Mais tout le monde, je le crois, peut modifier son destin s’il s’en donne les moyens.
Dans cette salle, derrière moi, sur mes côtés, et peut-être devant moi, à cette barre moi-même, combien de noms à consonance étrangère, comme ceux de mes clients que j’ai cités ?
N’est-ce pas ça la France ? Cette terre d’immigration depuis des siècles ? Et Nice, que l’assaillant a ensanglantée, n’en est-elle pas sa plus belle porte sur le monde, comme le dit toute son histoire ?
Inacceptable aussi, et je ne peux quitter cette barre sans le dire, l’agenda des accusés le 15 juillet au lendemain de l’attentat.
Nous étions tous choqués, effondrés, sidérés. Sauf eux.
Comment est-ce possible, alors que Nice comptait ses morts, qu’on puisse déambuler sur sa Promenade ensanglantée et se filmer l’air ravi comme un des accusés ?
Comment peut-on devant toutes ces victimes ici, ou là-bas, à Nice, qui nous écoutent, dire comme un accusé, que ce jour-là, le 15 juillet 2016 : « on voulait en profiter » !
Parce que pour la première fois depuis bien longtemps, les trois frères étaient réunis, aucun n’était en prison. Alors, plage privée, avec des filles et champagne à volonté… Et Nice comptait ses morts… Et la France était sidérée… Comment est-ce possible ? comment l’accepter ?
Et comment passer sous silence, enfin, l’amnésie des accusés tout au long de ce procès ? Ce florilège de, « je ne m’en souviens plus ». De « Je ne me rappelle pas ». Jusqu’à l’énorme « c’est une partie de ma vie que j’ai laissée derrière moi » !
Tous, pourtant, avaient déclaré qu’ils n’avaient rien à cacher qu’ils étaient là pour dire la vérité.
La vérité… il vous appartiendra de la rechercher. Dans le secret du délibéré. Je ne suis pas certain qu’ils vous y aient aidé.
Mais ce qui est certain, c’est que l’assaillant n’a pas agi seul. Parce qu’un attentat se projette, se prépare et les loups solitaires, comme vous l’a rappelé Maître Sylvie TOPALOFF, n’existent pas. On le sait, au moins, depuis le procès d’Abdelkader MERAH.
Un attentat, c’est une séquence bien plus longue que le seul passage à l’acte.
Avec un avant, un pendant et un après. C’est à vous qu’il appartient de dire, la part que chacun a prise dans cette séquence. La place prise par les obsessions d’un accusé pour les camions fonçant dans la foule.
Mais il fallait que moi, je dise, ce qui nous a choqués. Ce qu’on ne pouvait pas laisser dire.
J’ai dit. »