
Sur la dernière page de la bande-dessinée Adieu Birkenau de Ginette Kolinka est dessinée la plaque commémorative apposée sur un mur du collège Beaumarchais le 3 mars 2021 en l’honneur de celle qui fut élève dans cet établissement scolaire, avant d’être déportée au camp d’extermination Auschwitz II – Birkenau en avril 1944. Y figure ses mots : « Maintenant c’est vous ma mémoire ». Comme elle, le projet ‘’Et si on écoutait les victimes ? Et si on écoutait les lycéens ?‘’ ne se conçoit pas comme le simple récit de victimes du terrorisme à des lycéens. En donnant la parole à des témoins, l’Association française des Victimes du Terrorisme entend créer un pont entre les générations pour élargir les consciences et maintenir éveillé le souvenir et la mémoire afin de ne jamais oublier l’horreur de tout acte de terrorisme. Au lycée Madeleine Vionnet de Bondy, des élèves de Seconde professionnelle ASSP (Accompagnement, Soins et Services à la Personne) se sont intéressés aux processus qui font naître la haine de l’autre, amenant à des violences de masse à l’instar des génocides. Leur rencontre avec deux victimes du terrorisme, Arnaud Lançon et Angela, leur a permis de poursuivre une réflexion éveillée et consciencieuse sur les formes les plus contemporaines de haine de l’autre, un des rouages du terrorisme.
Par Martin CLAVEL, étudiant en Licence 3 au CELSA Sorbonne Université, parcours Le Magistère.
« Préparer des élèves comme vous à rencontrer des victimes comme eux. »
Tristan Makeieff, professeur confirmé, a fait sa première rentrée scolaire en septembre dernier au lycée Madeleine Vionnet de Bondy, en Seine-Saint-Denis, après une mutation. Il y suit une classe de Seconde professionnelle ASSP à qui il enseigne le français, l’Histoire, et l’enseignement moral et civique. Au programme : l’histoire de la Shoah, la laïcité, l’Etat de droit et le pluralisme démocratique, l’autobiographie et l’écriture de soi. Clé de voûte de cet ensemble : le rapport à l’autre, l’autre et moi-même, un thème important pour des élèves qui se destinent aux métiers de l’aide à la personne à travers leur filière professionnalisante. Et déjà, les premiers questionnements : comment la laïcité protège-t-elle le vivre-ensemble ? Comment prévenir la haine de l’autre ? Comment naît cette haine de l’autre ? Pour illustrer son propos, Tristan Makeieff s’appuie sur divers ouvrages : Adieu Birkenau de Ginette Kolinka et 146298 de Rachel Corenblit. Ils rappellent le triste sort des déportés pendant la Shoah durant la Seconde guerre mondiale. A chaque fois, la haine de l’autre amène à un acte de barbarie.
Et qui de mieux pour en parler que ceux qui l’ont vécu, qui ont subi cette haine : haine des journalistes et des caricaturistes qui écrivent et dessinent librement, des policiers et des juifs en janvier 2015 ; haine d’un professeur en octobre 2020. Le 4 avril 2025, les élèves de Tristan Makeieff rencontreront Arnaud Lançon, le frère de Philippe Lançon, laissé pour mort le sept janvier 2015 dans les locaux de la rédaction de Charlie Hebdo, défiguré par un tir de Kalachnikov. Avec lui, Angela, professeure de mathématiques et collègue de Samuel Paty, poignardé et décapité le 16 octobre 2020 sur le chemin qui le menait à son domicile depuis le collège qui porte désormais son nom à Conflans-Sainte-Honorine.

Agés de six à huit ans en janvier 2015, les souvenirs partiels ou enfouis des élèves ont été réactivés par une séance de préparation se devant d’éclairer leurs premiers doutes et questionnements avant la rencontre prévue la semaine qui suit. Il faut expliquer ce qu’il s’est passé en janvier 2015, que le « lambo » n’est pas qu’une voiture, ce qu’est une caricature et pourquoi celles de Charlie Hebdo peuvent faire débat. Six années plus tard, les souvenirs sont plus nombreux, la mémoire plus vive, et beaucoup reconnaissent la photo en noir et blanc de Samuel Paty. Ils se souviennent de cette élève qui a « raconté n’importe quoi », puis de la viralité de la rumeur sur les réseaux sociaux, et enfin de la décapitation du professeur à quelques centaines de mètres de son collège le 16 octobre 2020, jour de vacances scolaires.
Déjà, la sonnerie annonce le début du week-end. Les élèves quittent la salle en trombe. Dans tout juste une semaine, ces lycéens feront face à des victimes du terrorisme.
« J’ai raconté cette histoire à maintes reprises, mais les souvenirs restent très prégnants, très forts. »
Vendredi 4 avril 2025. 13h30. Les élèves de la Seconde professionnelle ASSP du lycée Madeleine Vionnet de Bondy s’installent en cercle, à côté de Arnaud Lançon et Angela. Attentifs, ils écoutent pendant une heure leur témoignage, avant un temps d’échange.

Arnaud Lançon a 46 ans en 2015. Il est père de deux enfants. Son frère, Philippe, l’ainé de cinq ans, rédige des chroniques ponctuelles pour Charlie Hebdo. Le sept janvier, il est présent dans les bureaux de la rédaction du journal, l’occasion pour lui de souhaiter une bonne année à l’ensemble de l’équipe et le meilleur pour les douze prochains mois à venir. Arnaud est dans le sud de la France pour un rendez-vous professionnel. Vers 11h30, deux terroristes entrent dans les locaux de la rédaction. Philippe est défiguré par un tir de kalachnikov et laissé pour mort. Arnaud reçoit un appel téléphonique : « Bonjour, c’est Coco, il vient d’y avoir un attentat, votre frère est défiguré. »
Le visage entièrement bandé, Arnaud retrouve son frère dans une salle de réveil de la Pitié-Salpêtrière. C’est le début d’une longue convalescence, d’abord à la Pitié Salpêtrière puis aux Invalides. Philippe est emmené au bloc opératoire une vingtaine de fois, tous les deux ou les trois jours. Arnaud se souvient : « Moi, j’allais tous les jours à l’hôpital. On a tissé des liens avec toute l’équipe hospitalière qui a toujours été présente. » La douleur et le traumatisme laissent parfois place à « des moments plus légers ». La chambre de Philippe est très animée : on y lit des livres, on y écoute de la musique. Ses amis deviennent de véritables accompagnants et tous s’organisent autour d’Arnaud pour maintenir une présence permanente au chevet de Philippe. A tour de rôle, ils dorment à ses côtés, se relayent et accompagnent Philippe à tous les instants de sa convalescence, sous protection policière. Philippe ne peut plus parler. Muni de son tableau et de son Velléda, l’écriture et son seul moyen de communication.

En 2018, Philippe Lançon publie Le lambeau, dans lequel il raconte son histoire, de la veille de l’attentat jusqu’à sa longue reconstruction. Il est aujourd’hui toujours journaliste et continue de publier des critiques littéraires et théâtrales. « Il a repris sa vie. » Arnaud Lançon termine son témoignage en s’adressant aux élèves : « La formation que vous faites, c’est très beau. Pour moi, c’est essentiel. C’est un très beau métier. » Un joli clin d’œil pour des lycéens qui peut-être devront un jour s’occuper de grands blessés.
Vient le tour d’Angela, professeure de mathématiques au collège Samuel Paty de Conflans-Sainte-Honorine. « C’est la première fois que je fais une intervention pour parler de mon histoire et de mon vécu. Je suis aussi assez émue d’être là », commence-t-elle d’une voix tremblante. Elle se rappelle « l’ambiance un peu étrange dans l’établissement, un peu délétère » en octobre 2020. Elle poursuit : « il y avait des choses qui n’étaient pas très saines ».
La collègue de celui qu’elle appelle Samuel revient sur le cours du professeur assassiné, les caricatures, le mensonge, la rumeur qui empoisonne petit à petit la vie de tout l’établissement scolaire, et les premières inquiétudes. Elle se souvient des mots de son mari le matin du vendredi 16 octobre, jour d’anniversaires dans sa famille, inquiet : « fais attention à toi quand même ».
Puis le message sur le groupe WhatsApp des professeurs élus au Conseil d’Administration du collège peu après 17h : Vous avez des nouvelles de Samuel Paty ? L’onde de choc. Tout de suite, elle comprend : « Je m’imagine qu’il s’est fait frapper puis j’allume ma télé : c’est une catastrophe. »
L’année scolaire se poursuit tant bien que mal et au rythme de l’enquête ; avec elle, la découverte de la difficile implication des élèves dans l’assassinat de l’un de leur professeur. « Un jour, on avait des élèves en cours et le lendemain, ils disparaissaient. »
Elle conclut : « Témoigner, c’est aussi vous alerter, vous faire prendre conscience qu’on peut tout faire basculer. Il faut réfléchir sur ses actes. »

Les deux témoignages laissent place au silence : les élèves prennent conscience de l’escalade de la violence et des rouages de la haine. Ils se questionnent : les collégiens étaient-ils conscients de leurs actes et de ce qui allait se produire quand ils attendaient avec le terroriste pour lui montrer qui était Samuel Paty ? Oui de toute évidence. D’autres s’inquiètent de l’état de Philippe Lançon aujourd’hui. Son frère tempère : « Il a repris sa vie. Il travaille. Mais on ne peut pas dire qu’il a une vie comme les autres. Il a été laissé pour mort avec ses amis autour de lui. » Les élèves s’inquiètent aussi pour leurs camarades du collège Samuel Paty. Angela admet que les choses ne sont pas simples : les décrochages scolaires se sont multipliés, plus de la moitié de l’équipe professorale a quitté l’établissement. Mais elle se souvient aussi de l’hyper-attention des élèves envers leurs professeurs, de leur soutien indéfectible qui leur a permis de surmonter la douleur et le traumatisme.
L’échange se conclut sur les souvenir qu’a Angela de Samuel Paty : quelqu’un de très érudit, qui adorait jouer au ping-pong et qui par-dessus tout, aimer partager.
Avec la nomination du collège de Conflans-Sainte-Honorine au nom de Samuel Paty ou encore la nomination du livre de Philippe Lançon parmi les meilleurs livre du XXIe siècle selon Télérama, leur mémoire s’inscrit dans notre patrimoine et devient éternelle, pour lutter contre l’oubli. En s’intéressant au processus qui fait naître la haine et la violence, créant un regard hostile sur l’autre, les élèves ont compris bien davantage. Eux qui se destinent à des carrières d’aide à la personne, ils ont pris conscience de la difficile reconstruction des victimes, mais aussi de la force de la solidarité, de l’amour et de la parole. Arnaud Lançon et Angela ont passé leur flambeau. Avec lui, les braises du passé, la lumière du souvenir et la chaleur d’un moment de vie inoubliable, au lycée Madeleine Vionnet de Bondy.