Le jeune Ahmed et nos élèves (1), Echanges avec les frères Dardenne

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Le mardi 03 mars 2020, une classe de 3ème et une classe de Terminale L de la Cité Scolaire Claude Bernard de Paris ont eu l’immense plaisir de dialoguer avec Jean-Pierre et Luc Dardenne à propos de leur dernier film, Le Jeune Ahmed. Nous nous rencontrons dans la salle des Mariages de la mairie du 16ème arrondissement de Paris.

Regarder la radicalisation

Les écrans d’ordinateurs et de smartphones sont des vecteurs très importants de propagande pour les recruteurs extrémistes qui ciblent la jeunesse. Daesh, en particulier, possède un service de communication qui a tourné des vidéos qui font la promotion d’une vision binaire et totalitaire du monde, diffusent des scènes de crime et de meurtre, développent une culture du voyeurisme et de la mort, dirigent autoritairement le regard du spectateur, lui procurent le plaisir de la terreur, lui font croire à la fois que tout peut être montré et que l’être humain qui n’adhère pas à la même vision du monde n’est pas digne de vivre. Les extrémistes mènent aussi une guerre de l’image : c’est le cas de Daesh, mais aussi du terroriste de Christchurch, dont nous avions parlé avec les lycéens de Toulouse.

Regarder et étudier Le Jeune Ahmed des frères Dardenne, c’est au contraire à la fois se confronter à une fiction et une œuvre d’art qui laissent place à l’interprétation du spectateur et c’est aussi recevoir l’hymne à la vie qu’est le cinéma.

Le jeune Ahmed est un film qui donne à voir la radicalisation d’un jeune garçon de 13 ans. Il est collégien, et dans le titre du film, les enseignantes que nous sommes entendent surtout l’adjectif « jeune ». De même, dans le film nous sommes sensibles au personnage principal qui pourrait être notre élève, mais aussi aux figures d’enseignants ou d’autorité que sont madame Inès, l’éducateur, la mère d’Ahmed et l’imam.

Il se trouve qu’Ahmed choisit d’écouter et de suivre les leçons radicales de son imam et d’être sourd aux leçons des autres modèles. Il incarne donc d’une certaine manière la mise en échec de l’éducation, celle des parents et celle des enseignants.

Étudier Le jeune Ahmed en classe permet de réfléchir à des thèmes complexes et sensibles que les professeurs ne sauraient aborder frontalement : la séduction qu’exercent des recruteurs radicaux, l’idéal que ces derniers proposent, la prétendue légitimité, dont ils les persuadent, de rejeter ceux qui ne partagent pas leurs idées et même, par conséquent, de les tuer.

En d’autres termes, ce que nous ne pouvons pas aborder directement en classe, nous avons pu en parler grâce à la fiction que propose le film des frères Dardenne, Le Jeune Ahmed : tandis que les cinéastes sont partis de la réalité pour arriver à la fiction, nous avons pris le chemin inverse, nous avons projeté le film, travaillé sur les images, les plans, les séquences, et facilité la réflexion sur la radicalisation et ses conséquences; il nous importait, conformément au Plan National de Prévention de la Radicalisation (PNPR), de « prévenir pour protéger ».

En somme, les frères Dardenne ont créé Ahmed, un jeune personnage fanatisé ; nos élèves ont regardé le film, et à travers lui, observé la radicalisation et ses effets possibles. Tous ensemble, nous en avons discuté.

Explication par Jean-Pierre Dardenne

Le 03 mars, Jean-Pierre Dardenne prend le temps d’expliquer aux élèves le cheminement, de la réalité à la fiction, qui les a conduits, lui et son frère Luc, à donner à voir un jeune radicalisé : « On a essayé de questionner le monde dans lequel on vivait.

Pourquoi avons-nous pensé à faire un film sur un jeune fanatisé ? C’est parce que dans tous les films qu’on a faits jusqu’à présent, on a essayé de questionner le monde dans lequel on vivait. Il nous a semblé qu’on ne pouvait pas passer à côté de cette affaire. C’est vrai que cette question est devenue un peu insistante pour nous lorsque les attentats islamistes se sont déroulés plus près de nous, d’autant plus qu’une grande partie des acteurs de ces attentats étaient des jeunes gens qui étaient nés en Belgique, en Allemagne, en France.

Ce qu’on a voulu raconter, ce n’est pas « comment devient-on un fanatique ? » mais plutôt « comment peut-on sortir de cet idéal de pureté ? ». Il nous a semblé qu’on ne pouvait raconter cette histoire qu’en prenant quelqu’un qui avait 13-14 ans. C’est un âge où tout est encore possible, on peut être fanatisé mais on peut encore aussi s’en sortir, l’amour de la vie peut être vainqueur. Par ailleurs, on n’a pas vu de personnes radicalisées plus âgées demander pardon. La réalité impose aussi ses conditions et, pour ce film, il fallait en tenir compte.

On a réalisé une enquête pour préparer le scénario. On a rencontré des juges, des éducateurs, des psychanalystes, des gens qui mettaient en place des centres de déradicalisation en France.

Je pense que c’est la première fois où nous avons raconté une histoire qui devait autant tenir compte de la réalité, qui ne pouvait pas oublier tous les gens qui ont été tués dans ces attentats. A nos yeux, une dramatisation romanesque n’avait pas sa place. »

Contexte pédagogique

Les élèves, les uns de collège, qui ont environ 14 ans, à peu près l’âge du jeune Ahmed, les autres de lycée, qui ont environ 17 ans et passent leur bac cette année, ont travaillé ensemble.

En Terminale Littéraire, les lycéens ont un programme de Littérature qui nous a permis de faire le lien avec les films de Jean-Pierre et Luc Dardenne puisque leur premier domaine d’étude s’intitule « littérature et langage de l’image ». Il s’agissait de travailler à la fois sur le texte de Madame de La Fayette, La Princesse de Montpensier, et d’autre part de travailler sur le film du même titre de Bertrand Tavernier. Ce qui peut être intéressant dans ce film, c’est le personnage de la princesse dont on sait qu’elle a été « tourmentée » par ses parents. Elle a été battue et contrainte à un mariage. Ici, cette contrainte au mariage peut nous ramener à des problématiques que nous rencontrons lorsque nous parlons de radicalisation.

D’autre part, ces élèves ont étudié un texte plus classique : Hernani, pièce de théâtre de Victor Hugo :

« (…)  Je suis une force qui va !
Agent aveugle et sourd de mystères funèbres !
Une âme de malheur faite avec des ténèbres !
Où vais-je ? je ne sais. Mais je me sens poussé

D’un souffle impétueux, d’un destin insensé.
Je descends, je descends, et jamais ne m’arrête. »

Hernani, acte III, scène IV – 1830

Hernani est un personnage qui ne dévie pas de sa course. Pour cette raison,on peut le rapprocher du jeune Ahmed.

En 3ème, nous nous inscrivons dans deux axes : « regarder le monde » et « agir dans la cité » : on regarde le monde qui nous entoure, on étudie les œuvres que le monde contemporain produit,  on réfléchit pour prendre part et place dans la Cité. Une façon de les faire réfléchir au monde qui les entoure et à la place qu’ils veulent y occuper  : on se pose les questions de la responsabilité, de l’autre, du regard.

Préparation : ne pas commencer par la fin

Il n’était pas question de recevoir les frères Dardenne pour seulement leur soumettre de multiples questions désordonnées. C’est en amont que nous avons questionné la spontanéité de nos élèves, notamment parce que les personnages d’Ahmed et de Louise sont proches d’eux en âge.

Leur première réaction après la projection a été de s’insurger contre la fin du film : « ce n’est pas crédible ! Ahmed n’est pas sincère en demandant pardon à Madame Inès ! On ignore s’il va survivre ou s’il va mourir ! » Nous savions combien cette fin avait suscité d’interrogations dès la sortie du film, en mai 2019 de la part des critiques et du public et leur réaction ne nous a pas étonnées. Nous avons recueilli leurs commentaires et nous leur avons dit qu’avec Jean-Pierre et Luc Dardenne, le mardi 03 mars, nous n’aborderions la fin … qu’à la fin de nos échanges avec eux !

Quatre professeures, quatre groupes, quatre axes

Nous les avons amenés à ne pas juger le personnage hâtivement, à revoir le déroulement du film, à s’interroger sur différentes séquences et leur succession. Nous leur avons rappelé aussi qu’un film, même le plus « réaliste », comme un roman inspiré de la réalité, est une fiction qui raconte une histoire, pose des questions, invite à l’interprétation.

Nous tenions, puisque nous étions en Cité Scolaire, à ce que collégiens et lycéens travaillent ensemble. Quatre groupes, composés de collégiens et de lycéens, se sont formés en fonction de leurs remarques à l’issue de la projection du film.

De leurs commentaires du film, avec la professeure de Français des deux classes, Christine Amadieu, et la professeure de philosophie des Terminales, Thérèse Moro, nous avons dégagé quatre axes de réflexion :

  • Le regard : celui d’Ahmed, des cinéastes et du spectateur
  • Ahmed et les autres – la question de l’altérité pour un jeune radicalisé
  • La pureté et les deux passages à l’acte d’Ahmed : la tentative de meurtre et le baiser
  • Les interprétations de la fin du film

Les yeux, la tête, la voix et le corps

Ces quatre groupes ne sont pas chargés seulement d’observer les mouvements de caméra, d’étudier les personnages, de mener une réflexion.

Nous sommes persuadées que le corps aussi permet de s’engager dans une compréhension, et nous leur demandons de préparer leurs échanges avec les frères Dardenne par de brèves mises en scène dans lesquelles ils représenteront les personnages et les cinéastes pour introduire les questionnements qui sont les leurs.

Le regard : qui regarde qui ?

Un travail de réflexion est proposé : quels sont les différents regards au cinéma en général et dans ce film en particulier ? Comment est filmé Ahmed ? Comment nous regarde-t-il, nous, les spectateurs ? Comment regarde-t-il les autres ? Que signifient ses lunettes et comment en use-t-il ?

Une courte mise en scène est suggérée :  Jouez Ahmed que sont en train de filmer les deux réalisateurs et les spectateurs qui s’interrogent sur la manière dont ils le filment.

Terminée par une question qui interpelle les frères Dardenne : « Pourquoi filmez-vous Ahmed ainsi ? Pourquoi a-t-il des lunettes ? »

Ahmed et les autres

Un travail de réflexion est proposé : quels types de relations Ahmed entretient-ils avec les autres personnages ? Avec qui parvient-il à échanger réellement ? Comment les frères Dardenne nous le suggèrent-ils avec la caméra ? Pour les TL, qu’est-ce que l’autre pour Ahmed ? Quelle expérience fait-il de l’altérité ? En quoi sa radicalisation a-t-elle modifié son rapport avec les autres (sa famille, les autres de son âge, les adultes…) ?

Une courte mise en scène est suggérée : deux par deux, représentez le lien ou l’absence de lien qu’Ahmed entretient avec les autres personnages (sa mère, sa sœur, son frère, Inès, Louise, le cousin mort, l’iman, le père de Louise, l’éducateur, la psy, le juge, …).

À la fin, l’un d’entre vous demande à Jean-Pierre et Luc Dardenne : « Pourquoi avez-vous raconté l’histoire d’un jeune radicalisé ? »

La pureté et les deux passages à l’acte – tuer et embrasser

Un travail de réflexion est proposé : comment définissez-vous le monde idéal d’Ahmed ? Comment les frères Dardenne filment-ils sa volonté de pureté (pensez aux gestes, au vocabulaire…) ? Identifiez les signes de radicalisation chez Ahmed. Quelles sont les conséquences de sa radicalisation sur son comportement ? Comment la violence est-elle présente et filmée ? Qu’est-ce qui le conduit selon vous à commettre des actes violents ? En est-il responsable ? Ahmed dit qu’il a changé pour convaincre son éducateur : après avoir vu le film, pensez-vous qu’il change à un moment donné ?

Une courte mise en scène est suggérée : Tenter de mettre en scène deux par deux « Ça c’est pur / ça c’est impur », dont « tuer, c’est devenir plus pur » / « embrasser Louise c’est impur », tuer et embrasser étant les deux actes que pose Ahmed.

Au moins dix interprétations de la fin du film

Un travail de réflexion est proposé Que pensez-vous de la fin ? Répondez tout d’abord sans réfléchir. Répondez ensuite en analysant l’image (le cadrage, les gestes, …) et les paroles.

Lorsqu’au moins dix interprétations, fondées sur une observation de la séquence et notre connaissance de l’ensemble du film, sont données, une courte mise en scène est suggérée :

L’un d’entre vous expliquera à Jean-Pierre et Luc Dardenne : « Nous avons parfaitement compris que la fin du Jeune Ahmed est une fin ouverte. Et voici les quelques dix interprétations que nous en avons faites ».

À plusieurs voix, vous exposez ces dix interprétation ; ensuite, celui d’entre vous qui a lancé l’exposé des interprétations demande à Jean-Pierre et Luc Dardenne : « Ne nous renvoyez pas seulement à notre liberté d’interprétation, mais décidez ici devant nous ce qui se passe ensuite pour Ahmed. Que devient Ahmed immédiatement après la scène finale ? un an après ? cinq ans après ? »

Question : Comment définiriez-vous l’art ?

Les réponses apportées par les frères Dardenne aux nombreuses questions de nos élèves se trouvent ici sur les regards et les autres et là sur la pureté et la fin du film.

Les échanges ont été l’occasion d’une belle réflexion sur l’image et le cinéma. Ils se sont terminés par cette question d’un lycéen de Terminale : Comment définiriez -vous l’art ?

Les mots de Jean-Pierre et Luc Dardenne sont réjouissants :

Luc : Aujourd’hui il y a beaucoup de questions sur le genre, l’identité. Nous croyons que l’art, c’est précisément d’être un autre.

Lorsque je filme un personnage afro-américain, je vais vivre avec lui son identité. Peut-être pas comme le vivra un spectateur afro-américain, mais je vais le vivre quand même, je vais me projeter, je vais aller vers lui et il va venir vers moi et je pourrai m’identifier à lui. Même si je suis hétérosexuel, si je filme un homosexuel, je vis son homosexualité avec lui. L’art peut nous permettre de nous mettre à la place de l’autre, l’art nous conduit vers l’autre. Il nous permet, le temps de la projection, de devenir un autre et puis de faire communauté, de faire dialogue avec les autres en en parlant. L’art permet de devenir autre et de faire groupe.

Jean-Pierre : C’est pour ça qu’une œuvre d’art ne peut être une œuvre de haine. Comme le dit le poète Celan : « un poème est une main tendue ».

Poursuivre

Savoir que le tournage d’une fiction, pour Jean-Pierre et Luc Dardenne, est précédé d’un long travail d’enquête qui impose les limites de ce que la réalité leur a dicté, reconnaître que le film est une œuvre d’art a affûté le regard et la sensibilité de nos élèves et permis les échanges que nous vous proposons de lire dans les deux articles suivants.

Enfin, ces échanges ont conduit les élèves à recevoir la réalité des témoignages de Nicolas Hénin, qui fut otage de Daesh, et de Philippe Vansteenkiste qui a perdu sa sœur Fabienne dans l’attentat de l’aéroport de Bruxelles.

Lire la suite des échanges avec les frères Dardenne sur les regards dans le film et les relations d’Ahmed avec « les autres » 

Lire la suite des échanges avec les frères Dardenne sur la pureté et la fin du film 

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MERCI

À Jean-Pierre et Luc Dardenne 

À Adrienne d’Anna

 

 

 

À Sandrine Valentin de la Commission Européenne

 

 

Aux élèves de 3ème 2 et de Terminale L de la Cité Scolaire Claude Bernard de Paris

À Martine Ferry-Grand et Florence Sentuc, Proviseure et Principale adjointe de la Cité Scolaire Claude Bernard

À Christine Amadieu et Thérèse Moro, professeures

À Stéphane Casorla, AESH et comédien

 

 

 

À Pierre Halart, photographe

À Pénélope Lamoureux et Benoît Fourrier de l’association Les Libres Filmeurs

 

 

 

 

 

Et à nos partenaires :

Danièle Giazzi, maire du 16ème arrondissement de Paris, Thierry Martin, adjoint à la Maire et Monsieur Schmitt, responsable logistique à la Mairie du 16ème arrondissement

 

 

 

 

La Région Île-de-France

 

 

 

 

Crédits photos Christian Plenus et Pierre Halart

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