Témoignage et Bande dessinée

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Au collège, le témoignage est un moyen de faire entrer les élèves dans l’Histoire et de leur faire appréhender un évènement. Les élèves de 3ème1 de la Cité Scolaire Claude Bernard se sont lancés dans une réflexion autour de cet objet d’Histoire avec des victimes du terrorisme.

Penser le témoignage

La classe de 3ème 1 de la Cité Scolaire Claude Bernard à Paris travaille sur le témoignage en Histoire. Les questionnements sont nombreux : pourquoi, comment témoigner ? quelle est la portée du témoignage ? Leur réflexion porte en particulier sur le témoignage par la bande dessinée dans le cadre de l’enseignement de l’histoire des arts et de la préparation à l’oral du Diplôme National du Brevet.

Ils ont déjà étudié des extraits de l’œuvre magistrale d’Art Spiegelman : Maus. C’est par la voix de Vladek, juif polonais déporté à Auschwitz en 1944, qu’ils ont abordé l’histoire de la Shoah. C’est par les Chroniques d’une survivante de Catherine Bertrand, victime de l’attentat du Bataclan le 13 novembre 2015 qu’ils découvrent le terrorisme contemporain.

Ils travaillent en groupe sur huit thématiques différentes : la vie d’avant, l’attentat, le boulet qui déboule, l’état de stress post-traumatique (ESPT), les montagnes russes émotionnelles, la relation aux autres, l’acceptation et la résilience. Ils lisent, analysent les planches puis partagent les uns avec les autres leur réflexion. C’est par la parole de chacun que la classe découvre l’ensemble de l’œuvre comme un puzzle que l’on assemble. Ensemble, ils mettent bout à bout des éléments, les relient et reconstruisent le récit. Ils découvrent comme pour Maus, le témoignage d’un traumatisme et d’une vie bouleversée à jamais, la symbolique pour dire simplement l’indicible : si les juifs et les Allemands deviennent souris et chats chez Art Spiegelman, l’état de stress post-traumatique (ESPT) devient un boulet qui envahit les pages et les cases chez Catherine Bertrand .Mais ils voient aussi la vie qui continue et que l’on reprend en main. Les élèves observent chez les deux dessinateurs comment dire en dessin, que tout fait sens et donne lieu à interprétation : la construction des planches, le choix du noir et blanc, du petit format…

Maus n’est pas seulement le témoignage de Vladek mis en images par son fils Art, c’est le témoignage d’Art qui porte la parole de son père mais aussi la sienne. Maus est autant le témoignage d’un survivant de la Shoah que celui d’un fils de survivant. L’œuvre met en images un dialogue renoué entre le père et le fils. C’est aussi ce qui se passe entre Michel Catalano et sa fille Marie-Anne quand ils témoignent. Michel a été pris en otage dans son imprimerie à Dammartin-en-Goële le 9 janvier 2015 par les tueurs de Charlie Hebdo. Les élèves découvrent l’importance du témoignage pour Michel qui s’exprime vite dans les médias, va en prison et devant des élèves. L’entendre avec sa fille Marie-Anne fait écho au dialogue entre Art et son père.

Entendre des témoignages

En cours d’Histoire les élèves ont l’habitude de lire et d’entendre des témoignages, mais ce jour-là c’est pour eux que Catherine Bertrand, Michel et Marie-Anne Catalano sont venus témoigner.

« Le témoignage est quelque chose qui n’est pas facile à faire, c’est une épreuve. C’est assez émouvant et je prends sur moi pour vous livrer un certain nombre de choses » commence Michel Catalano. Puis, il se lance presque en apnée dans le récit de cette matinée du 9 janvier 2015 où incrédule il voit arriver à son imprimerie les deux tueurs de Charlie Hebdo Il raconte le choc, l’urgence à cacher son employé Lilian avec qui il est seul ce jour-là à l’imprimerie. « J’ai vu dans ses yeux la peur de la mort ». Il dit sa conviction qu’il va mourir. Il décrit les gestes qu’il a dû faire, les menaces qu’il subit, les réponses qu’il donne, tout ce qu’il fait pour protéger Lilian, empêcher les deux tueurs de se douter de sa présence. Il décrit son calme, qui l’étonne lui-même encore aujourd’hui, « mon cerveau s’est mis en protection extrême ». C’est ainsi qu’il parvient à échanger avec les terroristes et leur demande de le laisser partir. Arrive le moment de l’assaut et le soulagement immense de voir Lilian sortir et enfin le retour à 2 h du matin auprès des siens.

Michel évoque aussi l’après, le traumatisme : les cauchemars, les larmes qui viennent on ne sait pourquoi, les mots qui se bousculent dans sa bouche, l’immense effort pour se lever de son lit. « L’après est parfois plus difficile à vivre que le pendant » dit Michel. Pourtant, il faut se relever. Il veut reconstruire son imprimerie, sa femme veut partir. Mais on se soutient chez les Catalano et c’est ensemble qu’on se relève. Michel redit l’importance de sa famille. « Si on témoigne c’est aussi pour expliquer qu’on peut vivre après. C’est un combat de tous les jours pour pouvoir apprivoiser cette douleur. » conclut-il.

C’est au tour de Marie-Anne. Elle témoigne devant les élèves et en même temps parle à son père. Un dialogue invisible se noue entre eux. Elle raconte qu’elle est en cours lorsqu’elle apprend la prise d’otage à Dammartin-en-Goële. Elle veut appeler, mais son professeur refuse. Elle s’effondre quand elle apprend par un message de sa mère « c’est chez nous ». Elle dit l’attente interminable : son retour à la maison sous protection des gendarmes, les informations en boucle pour en savoir plus et les retrouvailles avec son père. « On a l’impression que le ciel nous tombe sur la tête. Les émotions sont fortes mais on ne réalise pas vraiment. On réalise un peu plus dans les jours qui suivent et ça devient un peu plus dur à gérer ».

L’après : c’est son père qui ne va pas bien, le besoin d’être ensemble et de tout faire ensemble. Ce sont les cauchemars pendant trois ans « C’étaient des sentiments forts comme des angoisses, du stress et c’était très réaliste. Comme si je revivais une autre journée la nuit dans des sentiments négatifs » et la reprise tellement compliquée de ses études en BTS : difficultés de concentration, hypersomnie… Une année d’étude qui se termine par un examen avec un sujet sur le terrorisme, en le lisant, elle est prise de tremblements, tétanisée par le traumatisme.

C’est maintenant Catherine Bertrand qui s’adresse aux élèves et les remercie d’être si attentifs : « Pour moi, témoigner fait partie de ma reconstruction. On est dans de l’échange direct. Les témoignages sont le plus authentiques possible, personne ne peut raconter ce qu’on a vécu à notre place. On vient transmettre un message positif ». Catherine commence le récit de la sidération qu’elle a vécue au Bataclan le 13 novembre 2015. Elle appréhende l’attentat par ses cinq sens : « À un moment, on entend des pétards. Mon cerveau n’a pas accepté la réalité. Au niveau de l’ouïe j’avais déjà des alertes, au niveau de la vue je voyais la fosse, les gens tomber, courir. Je n’ai pas eu d’émotion. Je n’ai pas eu peur, pas paniqué, pas agi, j’étais sidérée. Puis, je respire et ça sentait la poudre de Kalachnikov. À partir de là, j’ai compris qu’il y avait un problème». Comme Michel, elle évoque le cerveau qui protège et fait agir pour survivre, garder son calme, attendre, puis sortir et courir comme jamais pour s’éloigner de ce calvaire « être en instinct de survie fait décupler vos forces ». C’est dehors que la panique la rattrape quand elle heurte un corps dans la rue.

Catherine parle aussi de l’après : de l’euphorie d’être en vie, et de l’impossibilité à accepter ce que l’on a vécu : « Je n’ai pas été blessée physiquement, est-ce que j’y étais vraiment ? Au bout d’un moment j’ai compris que j’étais aussi une victime ». Et le traumatisme est là, le cerveau est en état d’hypervigilance. Comment faire comprendre aux gens cette blessure invisible qu’est le stress posttraumatique ? Catherine se met à dessiner et réalise que ses dessins racontent ce que vivent ses amis rescapés. Ils lui permettent aussi de renouer avec son entourage qui peut un peu plus appréhender ce qu’elle vit. « Les boulets dont je parle, nous en avons tous. Un deuil, ça se passe mal à l’école : nous avons tous des traumatismes. Je vais faire tout le contraire de ce que les terroristes voulaient pour moi. Je vais vivre. » conclut-elle.

Faire face à la mort

C’est au tour des élèves de prendre la parole. Myrmine demande à Michel Catalano pourquoi alors qu’il est face à la mort, n’a-t-il pas pensé à lui ? Pourquoi a-t-il d’abord songé à Lilian ? « C’est une question que je me suis posée. J’ai échangé avec un psychologue qui m’a demandé pourquoi je voulais mourir ce jour-là. » Lui est convaincu que non, mais il réalise qu’il est allé au-devant de la mort et du danger, alors qu’il n’était pas obligé. « Un être humain normal se sauve face au danger, c’est normal. Sauf que là j’ai réfléchi autrement, car il y avait Lilian ». Sans lui, Michel dit qu’il se serait caché, mais à deux, il savait que les terroristes les auraient cherchés. De toute façon, il n’a pas réfléchi. Il s’est vu agir au ralenti comme dans un film. Il évoque ses parents croyants qui ont prié pour qu’il s’en sorte. « J’ai compris que si je m’en étais sorti c’était grâce à moi, ce que j’ai vécu avant » dit-il.

Maryam lui demande s’il comprend pourquoi les terroristes ne l’ont pas tué. « Ça fait partie de tout ce que j’ai fait ce jour-là. Je suis resté calme, je leur ai parlé, j’ai fait des choses dont ils avaient besoin. J’étais l’otage mais c’est moi qui leur ai dit, quand l’un d’eux a été blessé : « asseyez-vous là je vais vous soigner » ou « laissez partir ce commercial qui est père de famille ». Il raconte ce qu’ils lui ont dit : qu’ils étaient des victimes, qu’ils étaient des gens bien, tout cela en le pointant avec leurs armes le doigt sur la gâchette. « Je savais très bien que si on restait à l’intérieur, on n’avait aucune chance de sortir vivant. ». Quand il le laisse partir, Michel est convaincu qu’ils vont sortir derrière lui et lui tirer dessus.

Tiago se tourne vers Marie-Anne et lui demande si elle n’avait pas « la haine » contre ce professeur qui ne l’a pas laissée sortir pour appeler sa famille, alors qu’elle ne savait pas si son père était vivant. Elle sourit. Non, aucunement, il l’a laissé ensuite appeler et pris de ses nouvelles plus tard. Michel rebondit : « on me pose souvent la question : « as-tu de la haine contre eux ? ». La haine ça détruit la personne, elle te ronge ».

Sara voudrait savoir comment Lilian va, comment il a pu refaire sa vie. Michel est touché que les élèves pensent à lui. C’est bien sûr très difficile. Il a passé huit heures enfermé sous un évier, convaincu après avoir entendu des coups de feu que Michel était mort. Tous deux évoquent peu ce moment. Mais les procès arrivent et c’est compliqué pour Lilian, cependant il avance, il a acheté une maison et va se marier. Michel et lui ne peuvent rester longtemps sans se voir, ils savent ce qu’ils partagent: « Quand on rencontre des gens qui ont vécu le terrorisme on se sent rassuré, apaisé ».

Regarder la vie

Comment regarde-t-on la vie quand on a été face à la mort ? Doriane voudrait savoir si ces expériences ont changé la vision de la vie des témoins, la voit-il plus belle ? Michel évoque les instants du quotidien dont on comprend combien ils sont précieux : voir sa femme et son fils rire ensemble, être en vie auprès de sa famille. Pour lui, cela a changé sa vision de la vie et de ce que sont les moments importants. « Après l’attentat, je pleurais d’émotion quand je voyais le soleil. Je me rends compte tous les jours que la vie est belle. C’est ça qui nous permet aujourd’hui de dire que je la vois belle. Je continue à me projeter et avoir envie d’aller de l’avant. »

Catherine dit la même chose, elle se souvient qu’avant elle pouvait se plaindre pour pas grand-chose. « Je me souviens d’être allée chez ma sœur quelques jours après l’attentat à la campagne. Je redécouvrais les plaisirs tout simples de la vie : mettre mes pieds dans les feuilles mortes et m’amuser avec comme une gamine de cinq ans ». Elle ajoute « j’ai appris à me reconstruire, me faire confiance. Il fallait que je prenne ma vie en main, personne ne le fera à ma place ». C’est ainsi qu’elle décide que le dessin et la création artistique seront au centre de sa nouvelle vie.

La vie, c’est aussi les autres. Les relations avec les autres ne sont pas toujours simples comme le dessine Catherine. Tiago revient sur une planche qui montre met scène Catherine croisant une collègue qui lui demande comment ça va. Elle dessine deux réponses possibles : un « oui, et toi » qui permet de couper court à la conversation ou un « bon écoute, j’étais au bord de la crise d’angoisse dans le métro ». Comment va-t-elle ? Où en est-elle ? Est-ce qu’elle arrive plus à se confier aux autres ? « Il y a des moments où je n’ai pas envie d’en parler, de plomber l’ambiance. Et des moments j’ai besoin d’en parler de dire : oui ça va mais il y a ça, ça et ça. Parfois, je n’ai pas envie de recevoir des questions dérangeantes. Il y a des moments opportuns pour en parler ».

Résilience

Les élèves s’inquiètent avec beaucoup de douceur de savoir comment vont nos trois témoins et s’ils arrivent à se reconstruire.

Vanessa demande à Catherine s’il lui arrive d’aller à nouveau au Bataclan. Elle évoque son premier retour au Bataclan, organisé par son association Life for Paris et l’association 13onze15 : après l’attentat les victimes sont allées se recueillir. Il lui a fallu du temps avant de pouvoir retourner à un concert, mais elle y tenait même si c’était dur. Elle refuse de se dire qu’elle n’ira plus, elle refuse que les terroristes gagnent : « Je me demandais si j’étais légitime avec tous les morts puis je me suis demandé : qu’auraient voulu les morts ? Que nous continuions à danser, à nous amuser, à faire la fête. C’est un acte de résistance. ».

Sarah revient à la bande dessinée : « Dans votre dernière planche dans votre bande dessinée, il y a des bouteilles d’alcool au fond d’une piste de bowling sur lesquelles vous lancez le boulet et il y a écrit « résilience ». Avez-vous réussi à passer ce cap ? ». Catherine répond que l’on a parfois tendance à se réfugier dans « des trucs qui ne nous aident pas » quand on ne va pas bien, «me servir du boulet pour chasser tout ça et me dire que je vais aller mieux. Je dirai que je commence à entrer doucement dans ce que pourrait appeler la résilience mais avec des rechutes ».

 

 

 

Myrmine veut savoir s’ils vivent toujours avec ce traumatisme. Toujours. Michel parle du temps qui permet de l’apprivoiser, des sensations physiques que l’on apprend à voir arriver et à petit à petit à contrôler. Catherine évoque ces hauts et ces bas où la fatigue n’est plus là, elle est plus sensible aux sons. Tous deux terminent à l’unisson : « J’ai toujours au fond de moi l’envie d’avancer. Je suis restée en vie, c’est bien pour quelque chose. Ma vie n’est pas finie » dit Catherine, Michel renchérit : « il y a la notion de droit et de devoir. J’ai le droit d’avoir des moments difficiles, de ne pas me sentir bien, mais j’ai le devoir de vivre ». Pendant ce temps, Catherine a pris ses crayons et dessine pour les élèves.

La rencontre s’achève, les élèves vont discuter avec les témoins. Certains offrent à Catherine une reproduction d’une des dernières planches. Elles sont colorées, pleines des messages de soutien et sur un tee-shirt de Catherine apparaît « je vais mieux ». Ils ont tout compris !

 

Nous dédions cet article à Anna Catalano, la maman de Michel Catalano et la grand-mère de Marie-Anne.

Cette rencontre s’est déroulée à la Cité Scolaire Claude Bernard le 27 février 2020.

 

Merci à

Catherine Bertrand, Marie-Anne et Michel Catalano, nos trois témoins

aux élèves de la classe de 3ème1 de la Cité Scolaire Claude Bernard pour leur attention et leur douceur

à Benoît Heuls, leur merveilleux professeur d’Histoire-Géographie

à madame Martine Ferry-Grand, proviseure et madame Florence Sentuc, Principale-adjointe pour leur soutien

à Lauranne Mailhabiau pour sa prise de notes précieuse

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Les planches sont extraites de :

Bertrand, Catherine, Chroniques d’une survivante, Paris, éditions De la Martinière, 160 pages

Spiegelman, Art, Maus, volume 1 Un survivant raconte. Mon père saigne l’histoire, Paris, Flammarion, 1987, 161 pages

Spiegelman, Art, Maus, volume 2 Un survivant raconte. Et c’est là que mes ennuis ont commencé, Paris, Flammarion, 1992, 135 pages

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