Palais de Justice de Paris, le 29 novembre 2022
« Messieurs, le 14 juillet est une fête ;
Quelle est cette fête ? Cette fête est une fête populaire. Voyez la joie qui rayonne sur tous les visages, écoutez la rumeur qui sort de toutes les bouches. C’est plus qu’une fête populaire, c’est une fête nationale. Regardez ces bannières, entendez ces acclamations. C’est plus qu’une fête nationale, c’est une fête universelle. Constatez sur tous les fronts, anglais, espagnols, italiens, le même enthousiasme ; il n’y a plus d’étrangers.
Messieurs, le 14 juillet, c’est la fête humaine.
Cette gloire est donnée à la France, que la grande fête française, c’est la fête de toutes les nations. Fête unique.
Ce jour-là, le 14 juillet, au-dessus de l’Assemblée nationale, au-dessus de Paris victorieux, s’est dressée, dans un resplendissement suprême, une figure, plus grande que toi, Peuple, plus grande que toi, – l’Humanité !
Oui, la chute de cette Bastille, c’était la chute de toutes les Bastilles. L’écroulement de cette citadelle, c’était l’écroulement de toutes les tyrannies, de tous les despotismes, de toutes les oppressions. C’était la délivrance, la mise en lumière, toute la terre tirée de toute la nuit. C’était l’éclosion de l’homme. La destruction de cet édifice du mal, c’était la construction de l’édifice du bien. Ce jour-là, après son long supplice, après tant de siècles de torture, l’immense et vénérable Humanité s’est levée, avec ses chaînes sous ses pieds et sa couronne sur sa tête.
(…)
Le 14 juillet a marqué la fin de tous les esclavages. Ce grand effort humain a été un effort divin. Quand on comprendra, pour employer les mots dans leur sens absolu, que toute action humaine est une action divine, alors tout sera dit, le monde n’aura plus qu’à marcher dans le progrès tranquille vers l’avenir superbe.
Rendons grâce à la République. »
Victor HUGO
Monsieur le Président,
Mesdames, Monsieur de la Cour,
Je n’ai ni le talent ni la fulgurance intellectuelle de ce grand écrivain qui, par ce discours, exhortait le Sénat à retenir la date du 14 juillet afin de fixer la fête nationale un jour du 3 juillet 1880 ;
Ce grand homme n’aurait pu imaginer que ces mots si puissants, si vrais transcenderaient l’espace et le temps
Ces mots prononcés dans l’enceinte d’une Cour d’assises Spécialement composée, nous immunisent contre l’oubli ;
Car qu’est-ce qu’un procès si ce n’est un effort de mémoires ?
Car qu’est-ce qu’un procès si ce n’est organiser notre mémoire ?
Bien sûr, en fonction de qui nous sommes et de nos différents intérêts, la mémoire ou son absence est multiple
Vous l’avez constaté, une épidémie de « je ne sais plus », « je ne me rappelle pas », « je n’ai pas dit cela », « je ne me rappelle pas ou plus » a envahi ce procès, au point où il était à craindre que cette Cour fasse appel aux experts de la Haute Autorité de Santé pour comprendre cette pandémie d’amnésie soudaine et répétitive qui a atteint les accusés.
En parlant d’experts, il y avait une sourde mais néanmoins retentissante impression que finalement nous devrions oublier qu’il s’agit d’un procès relatif à un attentat terroriste.
Souvenez-vous l’effort soutenu de la défense face au psychiatre intervenu à la barre, pour tenter rétroactivement, d’affubler le chauffeur terroriste de je-ne-sais quelle pathologie à la faveur d’une ordonnance prescrite lors de ces 19 ans…
Et oui, lentement mais surement nous avons compris que la défense à un intérêt certain à soutenir que Mohamed LAOUAEJ BOULEL, « momo » ou « bobi bobi » « salomon » pour les intimes, serait fou, psychopathe, érotomane,
bref, qu’il ne s’agirait pas d’un attentat mais d’un crime de masse…dont la compréhension serait dans l’âme tourmentée de cet assassin, traumatisé par les violences aussi bien physiques que psychologiques père islamiste;
« Passez votre chemin partie civile ! et désolé pour le dérangement, mais ça ne colle pas !
Oubliez l’acte terroriste, il s’agirait de l’acte isolé d’un fou violent, pervers narcissiques dont les accusés ne seraient que les victimes piégées car manipulées. »
Ce faisant, les qualifications criminelles saisissant la Cour seraient ainsi illégitimes puisque d’un crime terroriste, nous passerions à un crime de droit commun ne nécessitant pas cette composition spéciale….
D’un terroriste, on passe à un fou, victime de sa propre névrose, ses acolytes devenant les spectateurs innocents d’une pulsion criminelle ;
Les parties civiles n’en seraient réduites qu’à être les témoins malheureux et/ ou victimes collatérales de cette stratégie révoltante servie par la défense ;
Ainsi, point d’accusés, tous victimes !
Mais ce serait oublier que ce procès n’est pas celui de cet assassin dont le nom mérite d’être oublié ;
A ces postures désespérées et désespérantes, s’ajoute une couverture médiatique a minima, confinant à l’oubli des victimes et des accusés
Ainsi, nous en étions presque à oublier que cet attentat du 14 juillet 2016 était le prolongement logique d’une séquence meurtrière nationale, commencée bien avant les attentats de janvier et novembre 2015 et dont le caractère spectaculairement novateur débute le 11 mars 2012 à Toulouse et Montauban….
Ce mal, le terrorisme pouvant surgir à n’importe quel moment avait déjà malheureusement contaminé, et nous l’avons oublié, d’autres pays comme en Israël en 2008 ou au Canada qui en 2014, pays qui avaient subi des attentats à la voiture bélier ;
Le but n’est pas nouveau, mais les moyens évoluent : terroriser oui, avec j’ai envie de dire avec les moyens du bord…des couteaux des chaussures piégées, des pastèques piégées, des voitures bélier,
et avec ceux qui, sans forcément prêter allégeance à une quelconque organisation, décident de terroriser !
C’est un mode opératoire difficile à contrer et facile à utiliser, parce qu’il ne suffit notamment que de prendre ou de louer une voiture et de foncer sur la foule ;
Il n’est pas nécessaire de savoir fabriquer des explosifs ni de les mettre en oeuvre ;
Et oui même le terrorisme a ses versions low-cost !!
Un universitaire nous a bien dit à la barre comment l’existence d’armes factices est un moyen à moindre coût pour l’entraînement des terroristes ;
Dès lors, pas besoin de grands choses pour faire un grand massacre : des petites mains, avec des armes factices, une envie de marquer l’histoire, et un véhicule suffisamment grand pour frapper le plus grand nombre, à une date significative, pour être sûr de marquer toute la France et le monde entier ;
Il ne faut donc pas oublier le contexte et les formes multiples de ce mal, qui par adaptation, par malice, use de langages codés, dissimulés, qui échappent aux communs des mortels et à nos services de sécurité ;
Sans me substituer aux avocats généraux, ni à la Cour qui jugera, et comme mes excellents Confrères avant moi et après moi vous l’ont dit et le rediront, les éléments prouvant l’association de malfaiteurs à caractère terroriste sont bien présents pour les accusés renvoyés pour cette qualification.
Comment oublier les textos, les vidéos, et surtout les différentes versions données à la barre de cette Cour,
Ce cinéma a privé les parties civiles de la vérité
Les parties civiles n’oublieront pas…
Alors oui, c’est vrai, la revendication de Daesh était opportuniste…
Mais je ne peux m’empêcher de m’interroger :
Et si la Taquia suprême, la dissimulation absolue n’était pas de minimiser les actes de certains accusés, au point de laisser croire que finalement il ne s’agirait que d’infraction de droit commun ?…
Le terrorisme frappe sous plusieurs formes
Le fond quant à lui reste toujours le même : des actes motivés par la haine, afin de susciter terreur et effroi
A la question posée par Mme la Présidente à un accusé : aviez-vous la haine, la réponse a été, pour une fois, sans équivoque : Oui
Le terrorisme, non content de tuer ou blesser, cherche à marquer les consciences ;
Quoi de plus symbolique que de frapper un 14 juillet, jour de fête nationale, sur la promenade des anglais, haut lieu touristique internationale, avec pour mode opératoire, un camion fonçant sur la foule ?
Et dieu seul sait que les victimes voudraient oublier ce moment fatal ;
L’oubli n’est hélas jamais un acte volontaire
Il existe un proverbe brésilien qui dit que :
« Là où le sang à couler, l’arbre de l’oubli ne peut grandir »
Les victimes sont condamnées à perpétuité, sans possibilité d’oublier l’horreur, les cris, les larmes, les derniers souffles, l’agonie, la panique, les tremblements, les recherches, les attentes, les prières, les pas, les bousculades, la tétanie, l’espoir, les photos, les rires, les feux d’artifices, les boum, les tacs tacs tacs tacs, les craquements d’os, les cranes fracturés, les morts, les silences….
L’humanité assassinée ;
Ce jour sans fin pour de nombreuses parties civiles constitue la réalité de leur vie
Et lorsque l’oubli est impossible, alors se construisent des murs invisibles, avec les siens, avec la société, avec le monde…
Comment aussi oublier certains dysfonctionnements procéduraux : organes oubliés dans des chambres froides de ce début de procès, et traductions révélatrices à la fin des débats…
Les parties civiles ne pourront pas oublier
Alors, sont-elles prisonnières d’un oubli impossible ?
Marchons dans les pas de Victor HUGO ;
Parce que la vie est bien plus féconde que nos propres limitations, et parce que l’humanité, aussi inhumaine soit-elle n’en reste pas moins plus grande que nous-même, il nous est permis de rêver :
Parce que du chaos naissent les étoiles, qu’ils nous soient permis de croire,
Oui qu’il nous soit permis de croire en la force de la délivrance, au-delà du temps et de l’espace ;
Qu’il nous soit permis de croire que des enfants, habitant à Toulouse, Myriam, Arie et Gabriel aillent à l’école et interrogent avec des yeux d’enfants gourmands de savoir, leur professeur Jonathan SANDLER en demandant pourquoi la date du 14 juillet a elle été retenue comme date de fête nationale ;
Qu’il nous soit permis de croire que ce professeur d’école juive leur réponde avec la bonté de son sourire habituel, qu’il fera un atelier sur le sujet et invitera son collègue, Samuel PATY, professeur d’histoire géographie au collège de Conflans-Sainte-Honorine à se joindre aux débats tant son regard historique sera apprécié ;
Qu’il nous soit permis de croire qu’Imad Ziaten, musulman et parachutiste de l’armée française, soit exalté à l’idée de rejoindre dans un défilé du 14 juillet sur les champs Elysées, ses collègues oeuvrant au Mali, en Afghanistan, en compagnie du lieutenant- colonel Arnaud BELTRAME, avec ses amis policiers Ahmed MERABET Jean-Baptiste SALVAING et Jessica SCHNEIDER ;
Qu’il nous soit permis de croire que ces mêmes policiers s’inquiètent de l’arrivée en provenance de Martinique de Clarissa Jean-Philippe, qui risque surement pour l’occasion de ramener du bon rhum et sa joie communicative pour célébrer ce moment ;
Qu’il nous soit permis de croire que Philippe BRAHAM, Yohan COHEN, Yoav ATTAB, François-Michel SAADA achètent à l’HYPERCASHER le vin, le pain, du houmous, afin de préparer un bon repas pour le 14 juillet en y invitant Sarah et Ylan HALIMI ainsi que Mireille KNOLL et Hervé GOURDEL qui leur raconte ses derniers voyages en Algérie ;
Qu’il nous soit permis de croire que la salle d’une rédaction située à la Rue Nicolas APPERT soit bouillonnante d’éclats de voix et de rires d’hommes et de femmes heureux de tourner en dérision un jour de 14 juillet et d’imaginer l’effervescence, l’impertinence d’un CHARB, TIGNOUS, WOLENSKI ou CABU en prévision de caricatures sur la prise de la bastille en s’inquiétant bien que les crayons bleu, blanc et rouge soient correctement taillés pour les dessins ;
Qu’il nous soit permis de croire que ces mêmes couleurs, bleu, blanc et rouge se retrouvent sur le visage de supporters réunis au Stade de France, pour porter notre équipe vers la victoire ;
Qu’il nous soit permis de croire qu’à la suite de cette victoire, avec des écharpes tricolores, avec des drapeaux tricolores, cette liesse se donne rendez-vous autour de terrasses pour trinquer et s’enivrer jusqu’au bout de la nuit ;
Qu’il nous soit permis de croire que tout le monde n’aime pas le football et que pris de ferveur par la fête nationale, certains choisissent de se retrouver dans un concert de rock au Bataclan, parce qu’après tout, la seule vraie façon de célébrer est par la musique ;
Qu’il nous soit permis de croire que Sébastien SELAM compile ses meilleurs tubes de DJ pour animer la meilleure soirée du 14 juillet ;
Qu’il nous soit permis de croire que le père HAMEL, épuisé par cette grande messe du 14 juillet donnée en présence de dignitaires réunis pour l’occasion, fasse une dernière prière du soir pour rejoindre son repos mérité ;
Qu’il nous soit permis de croire qu’à l’instar de Paris, d’autres villes de France où la mer rafraichit la chaleur estivale d’un 14 juillet, des familles de tout horizon, d’Ukraine ou de Russie, en passant par Madagascar, Guadeloupe, Italie, Marseille, Jérusalem, New-York, Madrid, Londres, Tel-Aviv, Bruxelles choisissent la ville de Nice pour profiter de ce moment de concorde dont les gens du Sud ont le secret ;
Qu’il nous soit permis de croire que TOUS, connus ou inconnus, oubliés ou non, français ou étrangers, juifs, musulmans ou catholiques ou athées, nous éclairent de leurs lumières ;
Qu’il nous soit permis de croire que ceux qui n’ont pas été cités seront à jamais près de nous pour célébrer notre fête populaire, nationale, humaine et universelle ;
Qu’il nous soit permis de ne pas oublier la promenade de tous ces anges rendant grâce à la République ;
En mémoire aux 86 étoiles, et leurs frères et soeurs de douleur ;
Et dans ce dernier effort de mémoire,
Et dans ce dernier devoir de mémoire,
Vous, Monsieur le Président,
Mesdames, Monsieur de la Cour,
Vous rendrez également hommage à la République car vous êtes les scribes de sa mémoire !
En rendant votre décision au nom du peuple français vous sacralisez notre mémoire et donc notre histoire
Alors, pour ne pas oublier, et par votre décision, rendez grâce à la République !
En agissant ainsi, vous délivrerez, pour la France, pour l’Humanité, un message inoubliable et radical :
Nul ne peut effacer l’éternité du 14 juillet ! »
Maître Pascale EDWIGE
Avocat à la Cour
Procès de l’attentat du 14 juillet 2016
Le 29 novembre 2022